le développement du nord-est de l\’inde : une politique d\’intégration régionale qui conforte sa marginalisation, par xavier houdoy, ifg
En janvier 2015, le ministre du Développement du Nord-Est Jitendra Singh annonce le lancement de « Make in Northeast », initiative régionale s’inspirant du vaste programme de développement de l’industrie nationale « Make in India » voulu par le Premier ministre Narendra Modi. Région géographiquement enclavée, constamment exclue du roman national indien, le Nord-Est[1] est une péninsule terrestre d’une superficie de près de 255 000 km², (7,7 % du territoire national), entourée, d’ouest en est, par le Bhoutan, la Chine (Tibet), le Myanmar et le Bangladesh. Rattaché au reste de l’Inde par le corridor de Siliguri, un étroit cordon d’une vingtaine de kilomètres, ce territoire pâtit à l’échelle du pays d’un retard socio-économique croissant et apparaît sur les plans symbolique autant que politique comme une périphérie. Depuis le début des années 2000, New Delhi montre pourtant un intérêt grandissant pour le développement de ce territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitants (3,1 % de la population nationale). Le modèle de développement esquissé propose de combattre l’isolement de la région en œuvrant à son ouverture : il s’agit, dans la rhétorique gouvernementale, de transformer le « cul-de-sac » en un « pont » entre l’Asie du Sud, celle du Sud-Est et de l’Est. Cette politique, initialement insufflée par la coalition de l’United Progressive Alliance (UPA) qui a gouverné le pays de 2004 à 2014, a été poursuivie par le Bharatiya Janata Party (BJP), son rival actuellement au pouvoir. Si elle a survécu à l’alternance politique, cette approche n’est pas sans poser de problèmes : elle contribue en effet, dans un système politique fédéral, à valider la suprématie du gouvernement central dans l’administration d’une région en grande partie artificielle. L’appellation « Nord-Est » n’évoque en effet aucune réalité culturelle et aucune mémoire collective mais matérialise plutôt le regard homogénéisant et simplificateur promu par New Delhi dans ses efforts de contrôler un territoire largement méconnu et marginalisé.
Carte de l’Inde et du Nord-Est de l’Inde
(© 2015 / X. Houdoy)
La construction d’une périphérie : une marginalisation plurielle
Le territoire que nous appelons aujourd’hui « Nord-Est » devient partie de l’Empire des Indes par le traité de Yandaboo en 1826, qui marque la fin de la guerre anglo-birmane. Hormis la plaine du Brahmapoutre (l’actuel état d’Assam), riche en hydrocarbures et propice à la culture du thé, les Britanniques utilisent le reste du territoire comme zone-tampon pour contrer d’éventuelles avancées ennemies (birmanes, chinoises, plus tard françaises, japonaises). Dans ces zones, les colons se contentent d’obtenir l’allégeance des populations locales sans aller jusqu’à développer une vraie présence administrative. Alors que ce contrôle lâche de l’État sur place se poursuit à l’Indépendance de l’Inde en 1947, la Partition qui s’ensuit aggrave l’enclavement de la région et crée les conditions de sa marginalisation économique en l’amputant notamment de son principal débouché maritime, le port de Chittagong.
Dans les années 1950-1960, l’émergence de menaces à l’intégrité territoriale en provenance de l’intérieur (insurrections naga, mizo, manipuri) et de l’extérieur (contentieux frontalier avec la Chine et conflit sino-indien de 1962) fait prendre conscience à New Delhi de l’importance d’y affirmer sa souveraineté. Cela passe par l’octroi de pouvoirs tutélaires exceptionnels au Centre, entérinés par la Constitution de 1950, qui créent alors un fédéralisme flexible, dit asymétrique. Le renforcement de la présence militaire et l’accélération du processus d’intégration nationale alimentent alors une défiance croissante envers le gouvernement central qui endommage le sentiment d’appartenance nationale chez les populations de la région. Si un premier processus de développement est impulsé à ce moment, il apparaît comme un instrument d’ancrage de l’État sur place. Or cette implantation se fait essentiellement à travers une approche sécuritaire qui légitime, d’après l’État, le déploiement irrégulier des institutions démocratiques et contribue à la mise à l’écart du Nord-Est.
La promotion du discours développementaliste : l’instauration d’une approche « par le haut »
La persistance de défis internes et externes à l’État-nation indien consacre l’échec définitif du tout-sécuritaire à la fin des années 1990 et pousse New Delhi à reformuler son approche de la région. Pour stimuler le développement dans la région, le gouvernement de l’UPA tente d’incorporer le Nord-Est à la Look East Policy(LEP) qui œuvre, depuis les années 1990, au renforcement des liens économiques avec l’Asie du Sud-Est et de l’Est. Il s’agit, en favorisant l’incorporation du Nord-Est aux différentes initiatives régionales[2], de renforcer son intégration nationale tout en intensifiant de cette façon les relations que l’Inde entretient avec ses voisins orientaux.
Cette politique rompt le monopole de l’action dont bénéficiaient jusque-là les ministères de l’Intérieur et de la Défense, chargés respectivement de la sécurité intérieure et extérieure du territoire. Les années 2000 voient l’arrivée dans la région d’une antenne du ministère des Affaires étrangères indien (MEA) censée coordonner l’arrimage du Nord-Est au sein de la LEP, et de celle des principales chambres de commerce et d’industrie nationales. Si la situation reflète un intérêt grandissant envers la région, elle engendre un paradoxe : en œuvrant pour son ouverture territoriale, la région assiste à un cloisonnement institutionnel, coincée entre une logique d’ouverture pro-libérale portée par le MEA et une logique sécuritaire toujours vive – et au besoin instrumentalisée – portée par les acteurs traditionnels. En 2004, la création du ministère du Développement du Nord-Est (MDONER) doit remédier à cette situation par la mise en place d’un organe institutionnel de coordination des différents acteurs en jeu dans la région. Sauf que, situé à New Delhi et composé de fonctionnaires dont beaucoup n’ont aucune connaissance des problématiques propres à la région, le nouveau ministère se révèle d’emblée peu compétent. Sa légitimité est d’autant plus entamée qu’il empiète sur les prérogatives du North Eastern Council (NEC), basé à Shillong et qui, malgré un rang institutionnel inférieur, parvient depuis 1971 à mener un réel débat sur les thématiques socio-économiques de la région.
L’initiative « Make in Northeast » du MDONER, censée œuvrer au désenclavement du territoire par le développement du tourisme et d’une industrie locale supposés accélérer son intégration dans l’espace régional apparaît ainsi, depuis la région, comme une énième tentative de promouvoir un développement « par le haut », sans aucune consultation des acteurs locaux. Vus du Nord-Est, sécurité et développement sont loin d’être des logiques distinctes : conçues, financées, exécutées par New Delhi, elles répondent au seul objectif de renforcer, par le bâton et la carotte, la place et le poids déjà écrasants du Centre dans la région.
Affiche de campagne du People’s Party of Arunachal
pour les élections législatives d’avril 2014 en Arunachal Pradesh
(© 2014 / X. Houdoy)
Conclusion : l’absence de débat, un élément révélateur
Si le poids écrasant que détient le Centre dans la gouvernance du Nord-Est trouve son fondement dans la Constitution, il est prolongé par des réseaux durablement établis, alimentés par d’importants flux financiers en provenance du Centre et sujets à une corruption et à un clientélisme endémiques. Cette situation verrouille par conséquent l’espace politique et place toute tentative d’insuffler un mouvement du bas vers le haut face à des fractures multiples, aussi bien géographiques que sociales, culturelles et institutionnelles. Le passage entre les différents échelons administratifs se fait alors à sens unique, d’autant plus que la vie politique dans le Nord-Est est, à quelques exceptions près (Tripura, Mizoram), dominée par les partis nationaux (Congrès et BJP), c’est-à-dire les moins disposés à remettre en question les lignes directrices émanant du Centre. De plus, le nombre de députés d’un état fédéré à la Lok Sabha (la Chambre des représentants du Parlement) étant proportionnel à sa population, mis à part l’Assam, les États du Nord-Est disposent d’un poids politique dérisoire qui ne leur permet pas de mobiliser l’attention à l’échelle nationale. Dans leur effort de peser davantage, ces mêmes gouvernements ont tendance à se fédérer au nom du « Nord-Est », perpétrant ainsi l’image d’un ensemble monolithique et homogène façonné par le Centre. En aplanissant de cette façon les multiples particularités qui jalonnent la région, ils exacerbent les tensions identitaires et socio-économiques et creusent l’écart entre les populations et leurs représentants politiques.
Le mode de gouvernance du Nord-Est ne fait ainsi l’objet d’aucun débat de fond en Inde, une situation qui révèle l’ampleur de la marginalisation politique, économique et culturelle de ce territoire. À défaut d’avoir lieu dans la sphère politique, le débat est animé par certains think-tanks et cercles académiques qui, par leur indépendance et leur fiabilité, parviennent à se positionner de fait comme les seuls intermédiaires. S’ils arrivent parfois, par leurs propres canaux, à gravir les échelons et dépasser les multiples fractures jusqu’à interpeller les différents acteurs du pouvoir, leur rôle demeure beaucoup trop marginal pour renverser le rapport de force.
Xavier Houdoy,
doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII).
II travaille actuellement dans le cadre de sa thèse sur les dynamiques contemporaines de l’état indien dans la région du Nord-Est, dans laquelle il s’est rendu à deux reprises dans le cadre d’enquêtes de terrain en 2014 et 2015.
Il est membre de Noria (Network of Researchers in International Affairs), un réseau de chercheurs en affaires internationales noria-research.com.